Samedi : 9h – 12h30
Marché couvert d’Évreux
Samedi 08h - 12h30Visite de groupe : sur RDV
Avant les Cochonnailles de Jérémie, il y avait déjà l’amour de la terre, du travail bien fait et du cochon de qualité. Jean Moral raconte, dans une lettre adressée au père de Jérémie, ce qu’il a vécu aux côtés de Léon, son grand-père. Ce témoignage, plein de vie et de détails, nous replonge dans les années 1940-50, quand la moisson rassemblait tout un village autour de la batteuse et des grandes tablées.
« Nous nous souvenons encore du vrombissement de la batteuse, de l’odeur de poussière mêlée à celle du cochon salé, du pain de quatre livres et du cidre qui coulait à flots. À l’époque, la moisson n’était pas seulement une étape agricole : c’était un véritable rituel, une fête du travail, une scène vivante où chacun avait sa place.
La préparation débutait des jours avant l’arrivée du convoi. On allait chercher les lapins, les volailles, parfois un cochon, pour nourrir la quinzaine de travailleurs au grand appétit. Puis venait la batteuse, tirée par un tracteur de Vierzon au bruit métallique et à la fumée noire. Tout le monde s’activait pour caler les machines, ajuster les courroies, préparer les outils. Paletot, le chef de chantier, orchestrait le tout d’un claquement sec de son couteau Pradel.
Le matin, dès sept heures, la journée commençait autour d’un solide petit déjeuner. Les ouvriers, souvent des hommes en situation précaire venus pour quelques jours de travail, mangeaient côte à côte avec les commis de ferme. Au son du couteau refermé de Paletot, chacun regagnait son poste : Alice Colleu à l’engrenage, les serveurs à la presse à ballots, les porteurs de sacs, les hommes du monte-gerbes… Tout s’animait. Le tracteur chauffait sa boule d’allumage, la courroie s’étirait, la batteuse entrait en cadence.
La poussière volait, les gerbes arrivaient, ficelles coupées, blé battu, tamisé, ventilé. Le grain tombait dans les sacs, la paille était pressée dans une presse à « tête de cheval » aux allures infernales. Le bruit était incessant, le travail éprouvant. Il fallait de la force pour porter les sacs, les ballots de paille, pour tenir le rythme. Pourtant, on tenait. Peut-être grâce à l’odeur du pot-au-feu qui mijotait à la ferme, ou au cidre que distribuait le père Mathurin, personnage discret, mais indispensable.
Nous étions aussi là, gamins du village, le nez en l’air et les yeux écarquillés. La batteuse était un spectacle. On observait les gestes, on guettait les incidents. Le moindre départ de feu, les sacs qui se déchiraient, les jurons étouffés. Puis, à 12h30, Paletot baissait les gaz, détendait la courroie, coupait le moteur. Tout ralentissait. La presse donnait ses derniers soubresauts, et nous retenions notre souffle.
Le repas de midi, copieux et animé, rechargeait les forces. À quatorze heures, on repartait. Le rythme reprenait. Et, quand la travée de gerbes touchait presque le sol, c’était l’heure des chiens ratiers.
Les chasseurs de rats arrivaient, les chiens s’agitaient, le combat commençait. Les rats fuyaient en tous sens, les chiens aboyaient, les hommes frappaient à la fourche. C’était la guerre dans la paille.
Le soir venu, la soupe chaude réconfortait tout ce monde poussiéreux et fatigué. Et le lendemain, on reprenait. Jusqu’à ce que les dernières gerbes soient battues, les derniers sacs pesés, les cales rangées, les courroies démontées. Le convoi reprenait la route, lentement, dans une traînée de fumée, de poussière et de souvenirs.
Je restais là, à l’ombre du jardin de ma grand-mère, à contempler ce départ avec un pincement au cœur. La batteuse, c’était le bruit, la solidarité, la sueur et les rires. C’était un village entier qui se rassemblait, chacun mettant la main à la pâte, chacun trouvant sa place. Aujourd’hui, il ne reste que l’empreinte des roues dans l’herbe, quelques grains oubliés et un grand tas de menue paille.
Mais dans nos mémoires, cette époque résonne encore. C’était le temps de l’entraide, du partage, du travail bien fait. À l’époque déjà, il y avait déjà tout cela : l’amour du métier, le respect de la terre, et cette fierté discrète d’appartenir à un monde où le travail avait du sens. »
Jean MOREL, à Jérôme Brout et sa famille
Consultez également :